Je viens de relire La sorcière... Paru en 1862, ce livre fut la première étude historico-psycho-sociologique à expliquer la naissance et les métamorphoses de cette femme (je dis cette femme, car Jules Michelet ne voit dans les sorciers mâles que de pâles simulateurs ou d'habiles illusionnistes). Assez mal accueilli à l'époque, le livre mérite pourtant l'attention.
Michelet pose son décor d'ouverture au moyen âge. Il nous présente d'abord une jeune femme, une serve maigrelette, prôche de la nature, encore fidèle à l'ancienne religion. Ces dieux passés, elle les cache dans son coeur, au pied des arbres, aux sources, dans un coffret près de son lit où veille le lutin du foyer... Elle charme et guérit déjà, mais nul maléfice là dedans. Ce n'est que la survivance des croyances anciennes, la transmission des mystères de la nature de mère en fille. Or cette nature est déjà diabolique aux yeux de l'Eglise. Elle inquiète, mais nombre d'anciens dieux seront intégrés à la communauté des saints, tant le peuple tient à sa mémoire.
Dans la suite de l'ouvrage, nous retrouvons notre petite sorcière (si voisine de la fée) humiliée, enlaidie par les famines et les grandes vagues d'épidémie, abandonnée de son époux, enfuie à travers la lande ou la forêt, le coeur gros de rage et de rancune. Elle aperçoit soudain le remède et le poison, unis au sein d'une même herbe -- juste une question de dosage... Elle parle maintenant avec les morts et les démons. Elle devient le dernier secours des lépreux, des pestiférés, des filles perdues. Elle vit seule, affranchie, mais elle effraie. Et chaque fois qu'elle use de son pouvoir (à tort ou à raison), elle risque gros. C'est la révoltée. Une victime qui se prend soudain à jouer au bourreau.
Le diable est invoqué, parceque Dieu semble être dans le camp des princes avides, du cruel seigneur ou du prêtre hypocrite qui répond : "souffrez pour le salut de vos âmes" au malade qui vient réclamer de l'aide.
Encore plus tard, nous retrouvons le Diable lui-même installé dans les couvents et les monastères. Un petit peuple de femmes s'y languit et s'y entretue pour l'amour de leur confesseur (le seul homme qu'elles voient passer, et qui lui-même succombe souvent à la fascination de se voir maître de ces troupeaux de vierges). Elles s'enflamment, se jalousent, se disent possédées, s'accusent de sorcellerie, accusent des prètres. La calomnie va bon train. La machine s'emballe. Le diable est désormais partout. C'est l'inquisition. Chacun tremble de s'entendre appelé "hérétique". La sorcellerie devient le prétexte à tous les abus, tous les réglements de compte, tous les débordements.
Puis surgit l'homme de science, le médecin, l'incrédule à dieu comme au diable. Il examine ces nonnes, ces mendiantes, et n'y voit que maladie, dérangement du cerveau, échauffement de la matrice... Affaire classée ? Point de sorcière ?
Bientôt en effet, les campagnes seront désertées (en même temps que les églises) et la Nature cessera d'être la grande adversaire de Dieu. Elle sera remplacée par l'argent. Exploitée et salie de toutes parts, nul n'y verra le moindre esprit jusqu'à la fin du vingtième siècle. Avec le courant écologiste renaitront alors les ombres des anciens cultes, la pensée d'autres cultures, la quête d'autres mondes. Cela reste des ombres.
La fée du logis refait son apparition dans l'imaginaire collectif, dans les années soixante, à travers la série tv "Ma sorcière bien aimée". C'est une femme au foyer qui se cache de son mari pour user de ses pouvoirs grâce auxquels elle le sauve toujours des mauvais pas, bien malgré lui. Leur union déplait à la famille de l'épouse immortelle, et la vraie nature de Samantha se dérobe aux simples humains. Le mari travaille pour une agence de pub (tout un programme). La jolie sorcière fournit les idées au mari qui les fournit à l'agence qui les fournit aux clients qui refourgent leur marchandise aux braves ménages : summum du rêve américain ! L'air du temps en fait une série culte, mais la suite ne marchera pas. Samantha a une fille, sorcière également. Mais la série nommée "Tabatha" qui débute à la fin des années soixante dix, sera boudée par le public et ne durera qu'une saison. La sorcière s'échappe quelque temps du grand ordre marchand. Elle éclate dans la révolution sexuelle, les psychotropes et le new age. Mais elle est toujours récupérée par l'immense machinerie des fantasmes collectifs, tendant à produire et à consommer des icônes.
La sorcière poursuit sa route, sans jamais bien saisir quelle femme elle devrait être. Du reste, c'est parfois un homme, car le sorcier a plus de poids que ce qu'en dit Michelet (c'est le mage, l'ancien druide, le prophète incompris, éternellement reniés par les gardiens du temple). Ceux-ci vont à l'école des sorciers ; celle-là forme une trinité avec ses soeurs dans le grenier d'un manoir, protectrice des innocents... L'imaginaire collectif s'en délecte toujours autant. Il y reconnait quelque chose d'intemporel, de profond... Rien ne se perd, tout se transforme, comme on dit. Et demain, que sera-t'elle ? Une poire, une fouine, un ange ? La question reste entière.