Extrait du dossier "Mythes&Codes"
Si la confrontation à la mort donne une forme au mythe et articule les multiples acceptions du temps entre elles, c’est parce que la mort pose une limite absolue et inscrit cet Absolu sur la trame qu’elle parachève. Le philosophe Vladimir Jankélévitch écrit : « La mort est la condition de la vie en tant qu’elle est paradoxalement la négation de cette vie ; cette négation positive, rappelons qu’elle est la fonction de la limite, la limite donnant une forme à ce qu’elle limite… »*. En cela, c’est la totalité du risque que l’homme est prêt à prendre (devant la mort) qui lui permet de s’accomplir. Le sacrifice étant le point optimum du don, il implique le sens même que l’homme donne à la vie. Qu’il survienne pour une cause, pour un être aimé ou pour garantir un ordre, le sacrifice suppose une échelle de valeurs ; c’est pourquoi nous le retrouvons à la base de toute société. Certes, il n’est pas toujours le fait d’un don…
*Voir La Mort, page 449
La mobilisation des pulsions de vie et de mort se retrouve toujours à la source des institutions humaines quelles qu’elles soient, ou quelle que soit la forme qu’elles empruntent. L’historien Raoul Girardet, spécialiste des sociétés militaires et du nationalisme, a notamment travaillé sur la place de l’imaginaire dans l’histoire des idées politiques. Il identifia quatre mythes récurrents dans son ouvrage Mythes et Mythologies politiques : "la conspiration, le sauveur, l’âge d’or et l’unité". C’est ainsi qu’il distingua la répétition de certains processus d’héroïsation, de diabolisation, de nostalgie et de rejet en période de crise ou de bouleversements…
Toutefois, les formes du mythe ne se limitent pas à des schémas déterminés, et révèlent parfois des phénomènes sous-jacents à d’autres phénomènes. Ainsi, dans les années 1920, le courant expressionniste allemand fut le véhicule d’imageries inquiétantes projetées sur les écrans de cinéma. Caractérisé par des jeux d’ombres et de lumières, des créatures ambiguës, des automates et des morts vivants dans des décors labyrinthiques, ce genre cinématographique fut souvent perçu comme l’expression des angoisses et des rancoeurs accumulées depuis la première guerre mondiale, dans la période intermédiaire à l’émergence du nazisme...
Si le mythe circule en filigrane au cœur des courants artistiques, des phénomènes socio politiques, mais aussi de l’intime et des névroses collectives, il constitue une réserve d’« énergies » qui appellent en permanence des formes et des supports renouvelés.
Le sociologue Edgar Morin, après avoir identifié le cinéma de la première moitié du XXe siècle à une machine à fabriquer des dieux, mit en évidence l’adéquation du star system avec le grand capital industriel, marchand et financier. Dans son ouvrage Les Stars, il écrit : « l’admirable coïncidence du mythe et du capital, de la déesse et de la marchandise, n’est ni fortuite ni contradictoire. Star déesse et Star marchandise sont les deux faces d’une même réalité : les besoins de l’homme au stade de la civilisation capitaliste du XXe siècle ».*
*Voir Les stars, page 102
Au début des années soixante, le cinéma cesse d’être la clef de voûte de la culture de masse pour devenir une distraction parmi d’autres. Est-ce à dire que le star system est mort ? Voyons-y plutôt un morcellement et une démultiplication à tous les niveaux de la société où il appartient désormais à chacun de modéliser son image afin d’acquérir un poids sur le marché, quelle que soit la discipline… Dans L’ère du vide, le philosophe Gilles Lipovetsky évoque la mort des notions sacrificielles, au profit d’une hyper individualisation narcissique. Le narcissisme en question n’est pourtant pas dénué d’esprit de sacrifice, et les processus de divinisation demeurent bien actifs à travers le culte de l’exploit, de la réussite, de la jeunesse, de la beauté, de la richesse, de la séduction, de la notoriété, etc... De plus, cette quête de l’image a un prix, et correspond plus que toute autre quête à une « descente aux enfers » du fait même de son évanescence…
Certes, il s’agit là de substituts, mais ce petit jeu dérivatif prend valeur de réalité. Prenons par exemple les aspirants aux lumières de la télé réalité. D’un côté, nous avons la sphère imaginaire, pleine de projections ou d’images de soi, de rêves et de combinaisons de mémoires disparates. De l’autre, nous avons la sphère symbolique, positionnée comme un accélérateur médiatique ou une véritable machine de production d’icônes. Entre les deux, bien sûr, il y a la sphère du réel, de l’acte vécu, de l’expérimentation et de la durée – mais on montre rarement cette sphère là. Le réel reste opaque afin de favoriser l’illusion d’un passage immédiat de l’imaginaire au symbolique (ou plutôt, d’un passage dûment médiatisé). C’est l’irréversibilité du temps linéaire qui pose la mort comme limite absolue sans contrepartie, et qui induit la nécessité d’une jouissance optimale pendant qu’il en est temps, voire contre le temps, en passant outre l’épreuve du temps. Mais la jouissance immédiate ne va jamais sans angoisse, ni arrière goût, car si l’éphémère est sacralisé, c’est l’unité du temps qui se trouve sacrifiée. Du reste, la « sphère du réel » dans son acception matérielle et engluée, écrasée par la fulgurance de symboles habiles, ressurgit de plus en plus souvent avec brutalité, à travers des actes de violence (apparemment) gratuite et des tensions diverses. Si le mythe s’inscrit dans la ritualisation des phases du temps, son éclatement coïncide avec la désacralisation du monde et de l’individu lui-même, au profit d’évènements fugitifs. Sur ce thème, Mircea Eliade écrit : « l’homme moderne areligieux se reconnaît uniquement sujet et agent de l’Histoire, et il refuse tout appel à la transcendance. Autrement dit, il n’accepte aucun modèle d’humanité en dehors de la condition humaine telle qu’elle se laisse déchiffrer dans les diverses situations historiques. L’homme se fait lui-même, et il n’arrive à se faire complètement que dans la mesure où il se désacralise et désacralise le monde. »* Cette affirmation pourrait être plus nuancée, car l’homme moderne, s’il ne se réfère à aucun modèle constant, ne s’en réfère pas moins à une multitude de modèles fugitifs et pour ainsi dire, jetables. Ce constat se retrouve également chez le philosophe Heidegger qui a beaucoup travaillé sur l’être, le temps et le devenir, dans un langage parfois abscons. Chez lui, la volonté de l’homme à se vouloir lui-même équivaut plus sensiblement à la chosification du monde, de son être et des autres : « l’homme qui se veut compte partout avec les choses et avec les hommes comme avec l’objectif. L’ainsi compté devient marchandise. Tout est constamment transformé en ordonnances autres et nouvelles (…) L’homme
s’imposant vit des enjeux de son vouloir. Il vit essentiellement en un risque de son essence, risqué à l’intérieur de la vibration de l’argent et du valoir des valeurs. En tant que perpétuel changeur et médiateur, l’homme est « le marchand ». Il pèse et évalue constamment, et pourtant ne connaît pas le poids des choses. Il ne sait pas non plus ce qui en lui a vraiment du poids »**.
Le sacré perd donc sa dimension absolue à la faveur des libertés individuelles (lesquelles n’existent ironiquement que dans la sphère imaginaire), mais il demeure présent dans une fragmentation indéfinie qui le fait ressurgir de façon ponctuelle à travers tel ou tel objet, lieu, idée, mode, évènement ou personnalité. Ces débris de sacré (dont l’éclatement semble délivrer l’homme de ses anciens modèles) peuvent être combinés et recombinés sans limite, dans une suite d’instants éphémères. D’où l’omniprésence du mythe en tant que valeur ajoutée, indispensable à la marchandisation, et son absence quasi-totale en tant qu’outil de transmission. Pour comprendre l’absolu renversement qu’il y a là, il faut se souvenir de la fonction initiale du mythe, et rappeler que le processus de modélisation (ou de formulation) est un moyen de cohésion et d’interconnexion entre les divers éléments d’un champ d’existence, bien avant d’être un mode de projection ou de standardisation.
*Voir Le Sacré et le Profane, page 172
**Voir Chemins que ne mènent nulle part, page 377