L'archipel du Japon regroupe un nombre incalculable de petits paradoxes qui méritent qu'on s'y absorbe au delà des poncifs... Terre ingrate et magnifique. Seismes et sources chaudes. Polution monstrueuse et politique écologique. Technologies de pointe et survivances immémoriales. Temple de la modernité et culte de la nature... Que d'étranges étrangetés ! Il s'agit donc d'une terre volcanique, fragmentée en myriades d'îles plus ou moins grandes, et essentiellement composée de montagnes.
La culture japonaise est qualifiée de "syncrétique". Alors faut-il penser qu'une multitude de cultes et de religions s'y seraient fondus ensemble dans une harmonieuse symbolique ? Certainement pas. L'histoire du Japon n'est pas exempte de conflits culturels, d'ambitions meurtrières, de pouvoir dévolu aux religions d'état, de replis communautaires ou de persécutions. Mais cette histoire est irréductiblement autre que celle de l'occident. Ici, l'homme n'a pas eu à s'affranchir de son passé pour appréhender l'avenir; et l'ancrage dans une mémoire n'est pas synonyme d'obscurantisme. Les différents degrés de la croyance ne se succèdent pas dans une temporalité évolutionniste, mais coéxistent sous diverses formes. L'animisme originel y est toujours visible, tout comme le chamanisme, mais aussi le shinto et les influences venues d'ailleurs, telles le bouddhisme, le taoisme, le confucianisme, et nombre de nouvelles religions qui germent à chaque instant sur ce terreau (sans compter les présences chrétiennes, juives, musulmanes)... Une relation assez neutre avec les formes du culte, en somme. Une attention qui se porte davantage sur l'essence d'une pensée que sur ses véhicules, quoique les véhicules ne soient jamais laissés de côté...
Il faut dire que le japonais raffole des "véhicules". Il observe, emprunte, reproduit, avec cette faculté d'appropriation qui lui permet de ne jamais se perdre lui-même. Mais outre le domaine de l'automobile (qu'on me pardonne cette pirouette), je voudrais souligner un secteur particulier à la pensée japonaise. Un secteur par lequel cette pensée s'est diffusée avec une dextérité comparable à celle des USA en matière d'icones et de ficelles hollywoodiennes.
Pour comprendre ce domaine, il faut commencer par poser la figure d'Ozamu Tezuka, déifiée au Japon en tant que mangaka. Un dessinateur qui fit des études de médecine... Je renonce à entrer dans les complexités d'une analyse qui tendrait à expliquer l'étonnante symbiose qu'il fit de cet art contemplatif et de cette science des organismes... Toujours est-il que sa personnalité explique a elle toute seule le gigentesque engouement qui existe aujourd'hui au Japon pour les bandes dessinées, toutes classes d'âges confondues. Certes, il n'est pas toujours aisé de percevoir la ligne directrice qui initia le phénomène au milieu d'une telle profusion de mangas (sans parler du redécoupage arbitraire de certaines oeuvres après exportation) mais quels qu'en soient les différents degrés, on y retrouve bien souvent l'effort d'un langage universel (d'où la désillusion programmée des fans qui ne connaissent le Japon qu'à travers les animes, et qui ne mesurent pas l'écrasante rigueur d'une société fondée le sacrifice).
La déferlante des mangas n'est donc pas restée confinée à sa nation-mère, et les studios Disney tremblèrent eux-mêmes devant ledit Tezuka, au point d'en interdire les productions jusque dans les années 90 (via des pressions interposées, sans pour autant se priver d'y puiser quelques inspirations sans le nommer).
Né en 1928, Ozamu Tezuka se servit de cet humble support pour exprimer sa philosophie. Bien loin de s'en tenir aux mythologies japonaises, il s'aventura dans les corpus littéraires les plus variés des plus diverses cultures, cherchant toujours à exprimer le même message à travers une infinité de formes. Soulignons tout particulièrement dans son oeuvre le thème de l'objet qui parvient au rang de sujet à l'issue d'un long passage initiatique (pour le dire philosophiquement); ou du pantin de bois qui devient un vrai petit garçon (si l'on précise la référence à Pinocchio); ou encore de la machine qui acquiert une âme (si l'on nomme franchement Astro Boy). L'accent est donc résolument mis sur le cheminement plutôt que sur le dogme au pays du soleil levant. Il y a là quelque chose de l'ordre de l'alchimie, un peu comme l'espoir de tranfigurer tous nos relents en vocation sacrée. Hum, il se peut que j'exagère...
Quoiqu'il en soit, les voies de la transmission ne sont pas toujours où l'on croit.