C'est trop gros, c'est absurde, et néanmoins on se demande quelle obscure intuition est à la base de tout ceci... Je parle de l'univers de Nicolas Gogol. Et plus particulièrement de l'une de ses nouvelles : "Le Nez", parue pour le première fois dans une revue littéraire en 1836.
Adolescente, je me souviens d'être restée stupéfaite par ce genre d'humour, riant toute seule dans ma chambre d'un rire inquiétant...
Je ne parlerai pas ici des "Ames mortes", sa grande oeuvre inachevée, ni vraiment des autres nouvelles de Petersbourg. Je parlerai surtout du Nez, parceque c'est sans doute la plus outrancière de ses historiettes, la plus énigmatique (quoique, la plus évidente, dès lors qu'on en découvre le code).
C'est l'histoire d'un fonctionnaire russe qui se réveille sans son nez, tandis que son barbier découvre le membre en question dans un pain chaud, à l'heure du petit déjeuner. Après que le barbier ait tenté de se débarasser de ce nez impensable dans la Néva, notre petit fonctionnaire mutilé croise et reconnait aussitôt son membre intempestif à l'échelle humaine, arborant la plus digne posture, vêtu d'un bel uniforme orné de dorures. Le Nez feint l'indifférence aux yeux du reste de son corps et lui file sous le (...) en quête d'une existence indépendante.
Arrêtons-nous un instant sur ces mots, et divaguons... Oui, divaguons sur ce nez dont la fonction initiale nous ramène au flair, à la prédation et l'instinct de conquête, et qui symbolise assez explicitement l'ambition du petit fonctionnaire qui se retrouve honteusement privé de la partie de son corps la plus évocatrice... Ou bien... Hum... Certes, certes, on eût pu lui substituer un autre organe, mais c'eût été vraiment trop grossier.
Bref, cette partie qui s'échappe et jette son "propriétaire" dans le plus grand trouble (sans parler du ridicule), finit quand même par reprendre sa place, on ne sait comment, sur le visage du fonctionnaire, qui retourne alors fièrement chez le barbier pour s'y faire pomponner. Fin de l'histoire. Mais quelque chose est dit. Voilà donc le soupçon lancé quant à l'hypothétique subdivision d'un corps, et le règne momentané d'un organe insolent, soudain trop grand pour être contenu dans cet être mesquin.
Qu'on lise cette petite histoire à la lumière de la grande (Histoire) car il nous est désormais impossible de croiser autre chose que des nez, des prunelles, des canines, des pénis, des mamelles, des nombrils et des fessiers, dans notre société où rien ne tient longtemps lié. Mais j'arrête ici mes élucubrations sur ce thème.
D'autres nouvelles, il est vrai, me laissent sans voix et sans explication. Que penser du "Journal d'un fou" par exemple ? Je me souviens de cette étrange mise en abyme, où le fou en question relate dans son journal le vol d'un autre journal intime (commis par lui) dont il note les grandes lignes dans son propre journal. Le larcin vise la prose d'une petite chienne de compagnie -- journal dont il remarque avec dégoût le sytle canin... La petite chienne est celle de la fille de son employeur. Là encore, on notera explicitement l'ambition du personnage qui finit interné, persuadé d'avoir été sacré roi ou empereur. Passons.
Je note aussi que cet humour se retrouve à plus ou moins hautes doses dans la profondeur des grands romans russes. Est-ce dû à l'atmosphère particulière de cette contrée où se croisent tant de peuples ? Je l'ignore... Il y a une scène intéressante dans "Les possédés" de Dostoïevski, où le jeune Nicolas Stravoguine saisit soudain par le nez un digne notable au sein d'une noble société, et lui fait faire plusieurs tours de salle sous les yeux horrifiés de la foule, le traînant pensivement de la sorte après lui. (Le vieil et digne notable avait eu le malheur de dire au cours d'une discussion : "je ne suis pas de ceux qu'on mène par le bout du nez")... Mais c'est là autre chose, peut-être, que cet imaginaire gogolien... Quoique... Même dans la tragique "Anna Karénine" de Tolstoï, on se retrouve soudain assailli par une perception d'un autre genre, pas tout à fait comique, et pourtant infinement décalée. Ici, je pense à la scène où Tolstoï donne tout naturellement la parole à la chienne de Lévine : Laska, qui nous éclaire alors de ses impressions sur une partie de chasse aux bécasses, sans pour autant que ce bref monologue intérieur fasse basculer le roman dans l'absurde.
Je finis cet article sur un constat d'enrichissement de la langue par cet adjectif (gogol ou gogilien) qualificatif de folie (mais n'est-ce point de la lucidité ?) en supposant que chaque individualité est susceptible de laisser sa marque telle qu'elle est apparue dans l'agencement de nos codes communicationnels.