J'inaugure ici une nouvelle catégorie, celle des dossiers personnels... J'évoque par là mes sujets d'études, mes contes, mes pièces, mes méthodologies, etc... Pourquoi commencer par un sujet de théologie ? Humm... Hé bien parce qu'il est difficile d'analyser la génèse commentée par un homme qui pensait que la Terre était plate et que le soleil tournait autour comme un petit luminaire. La science était toute autre à cette époque (encore antérieure au moyen âge !). Mais il est possible de réstituer une pensée sans la dénaturer ni la tourner en dérision, en s'attachant à l'essentiel, sans se laisser effrayer par l'aspect putrescible des choses... C'est à dire, la part qui meurt dans les formes de l'esprit.
Sinon, pour ceux qui ne le sauraient pas, le terme hexaëmeron renvoie aux six jours de la création. Et le texte qui suit est le commentaire d'un commentaire, l'analyse d'une analyse. Bref, une chose dépourvue de légèreté.
Sujet de théologie dogmatique :
L’HEXAËMERON DE SAINT BASILE
INTRODUCTION
Les neuf homélies prononcées par Saint Basile empruntent des formes si variées qu’il semble exclu d’en faire l’analyse littérale, quelle que soit la simplicité revendiquée par leur auteur. Il s’agit, au contraire, d’une exégèse fort complexe qui survole un grand nombre de domaines et de disciplines dont il est malaisé de saisir l’unité. Or, c’est le principe d’unité qui constitue malgré tout la clé de voûte de cet hexaëméron. Saint Basile pose l’éveil et l’émerveillement comme conditions d’accès à la compréhension de l’univers, de l’ordre du monde et de la volonté divine. Néanmoins son discours est chargé de démonstrations, de déductions et d’illustrations qui peuvent le rendre confus à la lumière d’aujourd’hui. La volonté de fournir des preuves au mystère et de lui définir un cadre, se trouve parfois en contradiction avec la disponibilité de conscience ou la simplicité intuitive qu’il prône par ailleurs. Mais Saint Basile distingue plusieurs niveaux de conscience dans l’esprit humain, et c’est sans doute pourquoi il varie les codes de communication.
Dès la première homélie, ce monde est comparé à une école où l’esprit peut s’instruire. En cela, la perception sensible et la rationalité ne sont pas exclues de son discours en faveur de la foi, mais constituent plutôt des strates sur le chemin de la connaissance. La création apparaît à la fois comme un miroir où se réfléchit la condition humaine (via une nature intelligible, pleine de signes anthropomorphes) et comme une matière pétrie par un ouvrier suprême où il est toujours possible de relever des empreintes et de décrypter un sens.
Outre le « décryptage » que se propose Saint Basile, cet héxaëméron donne une nouvelle orientation à la sacralité. C’est là un point délicat, car il correspond à la désacralisation de la nature en tant que telle. A ce sujet, on peut regretter que la dimension utilitaire de la nature ait pris le pas sur sa dimension interrelationnelle, après qu’elle ait été dépouillée de ses dieux archaïques. Les notions de Dieu latent, de Trinité et de puissances invisibles n’étant pas les plus accessibles à l’entendement, on peut comprendre que certaines subtilités aient donné lieu à certaines confusions. Ainsi, l’héxaëméron de Saint Basile exalte un univers traversé par l’élan créateur, appelé à la transfiguration, sans nulle dualité entre esprit et matière, mais il contient aussi des éléments qui peuvent y induire une scission.
La difficulté de ce texte réside dans sa simplicité délibérée quant à des sujets hautement complexes. Bien des éléments de ce discours apparaissent aujourd’hui désuets dans leur forme, mais une vision approfondie nous donne à voir un véritable principe de cohésion, d’interpénétration et d’unité dans l’ordre de la vie.
I. L’INVISBLE DANS LA CREATION
Au commencement de son exégèse, Saint Basile évoque des œuvres antérieures à ce monde : une constitution spirituelle « convenable à des puissances célestes » que l’Ecriture aurait supprimée dans son récit parce qu’ « il ne convient pas d’en parler à des hommes qu’on instruit encore, et qui sont enfants pour les connaissances » (Homélie 1). Cette allusion sous- entend plusieurs niveaux de conscience, et donne un aspect relatif à l’entendement humain. Du même coup, l’allusion nous renvoie à des zones elliptiques où toute interprétation demeure en deçà d’une Vérité immuable, et s’apparente davantage à une initiation qu’à l’acquisition de cette vérité.
Lorsque Saint Basile dit : « Si par des objets visibles, vous vous êtes élevé jusqu’à l’invisible, alors vous êtes un auditeur bien préparé. » (Homélie 6), il n’oppose pas ces deux notions, mais semble leur attribuer le pouvoir de se révéler l’une par l’autre. Il n’y a donc pas de séparation nette entre le spirituel et le matériel, mais plutôt relation et interpénétration. Ces éléments constituent de véritables clés de lecture.
Dans la suite de ses homélies, Saint Basile prend des positions plus délicates, aujourd’hui difficiles à soutenir, notamment lorsqu’il revendique une interprétation littérale : « Pour moi, quand je lis herbe, j’entends herbe (…) je prends tout cela comme il est écrit car je ne rougis pas de l’évangile (…) que les choses soient donc entendues comme elles sont écrites. » (Homélie 9). Sans doute ce positionnement était-il opportun dans son contexte, lorsqu’il était nécessaire de garantir un cadre de transmission aux écritures ; mais puisque les mots demeurent toujours en dessous de ce qu’ils tentent d’exprimer, notre présente analyse risque de faire violence à cette position.
Bien que Saint Basile apparaisse instruit et curieux des sciences de son temps, il les qualifie régulièrement de sciences vaines, de folles sagesses, de rêveries, ou encore de laborieuses bagatelles. Il en emprunte toutefois certains codes lorsqu’il se lance dans l’exploration des mille et un domaines de la création. Tour à tour géographe, biologiste, herboriste, astronome, logicien, chimiste ou océanologue, Saint Basile ne méprise aucun terrain. Certes, ce qui lui importe, ce ne sont jamais les disciplines en elles-mêmes, mais leur inscription dans le projet divin et la mise en relief d’un ordre harmonieux.
Tout au long de ses homélies, il ne cesse de s’émerveiller de la diversité et de la beauté des œuvres de Dieu. Tout évoque sa présence, et chaque objet porte la marque du créateur. Par delà les sciences et les raisonnements, Saint Basile met l’accent sur la simplicité d’un esprit pur et attentif aux mystères de cette présence.
Or, la simplicité côtoie la difficulté de très près… Lorsque Saint Basile parle de la création de la lumière « non par le cours du soleil, mais par l’effusion de la lumière primitive » (Homélie 2), il pose la question du Temps. Cette création correspond au premier jour, avant même la naissance des astres. Et ce premier jour correspond lui-même à un jour éternel « car ce qui offre le caractère d’une chose unique et incommunicable a été appelé proprement et justement le Jour (…) afin que par ce nom, il ait du rapport avec l’Eternité. » (Homélie 2).
Quant au soleil, dont la création est postérieure à celle des premiers germes, il est délibérément placé au rang de simple véhicule « afin, dit Saint Basile, que les hommes cessent d’adorer cet astre comme l’auteur des productions qui conservent notre vie » (Homélie 5 et 6).
Il y a là une volonté de mettre l’invisible au premier plan, de l’amener à transparaître et à transfigurer les objets matériels vers lesquels nous portons d’ordinaire nos désirs ou notre admiration. A la lecture de cet hexaëmeron, tout nous pousse à voir le divin à travers le moindre élément, sans frontière véritable entre un monde terrestre et céleste, mais il existe néanmoins des formes et des fonctions symboliques que l’auteur n’intègre pas dans l’ordre universel.
Au début de la quatrième homélie, Saint Basile s’emploie à détourner les hommes de leurs préoccupations charnelles, des spectacles et des artifices du monde. En fait, il semblerait qu’il combatte les projections imaginaires et les représentations humaines. C’est probablement là que survient la scission, car Saint Basile ne semble pas attribuer à la fonction fabulatrice un rôle déterminé dans le projet divin. Notons que son époque correspond à l’ultime tentative de la pensée antique et des divinités païennes pour reprendre le pouvoir, sous le bref règne de Julien l’Apostat. Il est étrange de constater que ce jeune empereur qualifiait les chrétiens d’impies galiléens et qu’il les accusait d’athéisme. Ainsi, l’universalité des dogmes chrétiens a pu paraître vide, ou tout du moins hermétique. Or, l’intransigeance du dogme face aux différentes perceptions de l’Invisible dans la création semble elle-même générer des dualités indirectes. Les imageries, les opinions et les interprétations profanes y apparaissent véritablement comme des ennemies à combattre.
C’est certes par volonté de simplicité et d’accessibilité que l’auteur reste au plus proche d’une lecture littérale, même s’il se risque à sous-entendre plusieurs degrés de consciences. Saint Basile a déjà évoqué une sorte de parcours initiatique de l’esprit (voire, une propédeutique) dans la première homélie, mais il ne fait que l’esquisser sans la pousser trop loin, et revient toujours aux préceptes de la révélation : « Nous nous proposons d’examiner le bel ordre de l’univers et de contempler le monde, non d’après les principes de la sagesse du siècle, mais d’après les instructions que Dieu à données à Moïse » (Homélie 6). Quoique Saint Basile se réfère prudemment aux textes plutôt qu’à ses intuitions, les uns entrent forcément en collision avec les autres…
Dans le même ordre d’idée, le psychanalyste C. G. Jung écrit : « Les phénomènes religieux sont des phénomènes vitaux et non des opinions. Lorsque l’Eglise persévère durant des siècles dans l’idée que c’est le soleil qui tourne autour de la terre, pour n’abandonner ce point de vue qu’au XIXe siècle, elle peut s’appuyer sur la vérité psychologique que pour des millions d’hommes précisément le soleil tournait autour de la terre (…) Malheureusement, il n’y a pas de vérité s’il n’y a pas d’homme pour la comprendre ». (L’Âme et la Vie).
Le philosophe H. Bergson distingue, quant à lui, deux sortes de religions qui tendent à la dissociation : une religion naturelle et statique à fonction conservatrice, et une religion dynamique, mystique, véritablement surnaturelle. Il écrit : « En le définissant par sa relation à l’élan vital, nous avons implicitement admis que le vrai mysticisme était rare (…) Si tous les hommes pouvaient monter aussi haut, ce n’est pas à l’espèce humaine que la nature se fût arrêtée, car celui-là (le vrai mystique) est en réalité plus qu’un homme ». (Les deux sources de la morale et de la religion).
La position de Saint Basile semble balancer entre ces deux notions (statique et dynamique) : ouvrir un chemin d’élévation tout en délimitant un cadre. On peut se demander dans quelle mesure la foi chrétienne s’est elle-même embourbée dans les projections et les représentations qu’elle combat. Quant à l’avènement de l’invisible au cœur du visible, il s’avère parfois très superficiel. A ce sujet, C. G. Jung avait un discours pessimiste : « La civilisation chrétienne s’est révélée creuse à un degré terrifiant : elle n’est que pur vernis, si bien que l’homme intérieur n’en a pas été touché. L’état de son âme ne correspond pas à la croyance professée (…). Extérieurement tout est là, en images et en mots, dans l’Eglise et dans la Bible, mais à l’intérieur ce sont les dieux archaïques qui règnent plus que jamais. » (L’Âme et le Vie).
La dimension de l’Esprit Saint semble indispensable pour comprendre l’action de Dieu sur sa création. Or, cette dimension ne s’appréhende consciemment que dans l’âme humaine. A la fin de son exégèse, Saint Basile montre quelque embarras à définir le statut de l’homme : « Il semble réellement très difficile de se connaître soi-même. L’œil qui voit hors de lui ne se sert pas pour lui-même de sa force intuitive » (Homélie 9). Ainsi l’hexaëmeron ne traite pas directement de la création de l’homme ; mais quoique cette question soit laissée en suspens, son reflet est omniprésent dans chacune des œuvres qui le précèdent.
II. UN POINT DE VUE ANTRHROPOMORPHE
Après que les eaux se soient divisées et que la terre ait reçu l’ordre de produire, une âme vivante advient. Saint Basile évoque alors la condition humaine dans le cours même de la nature. Chaque créature recèle une vertu et croît vers son accomplissement. Or, cet accomplissement n’est pas un automatisme et peut aussi bien ne pas advenir. L’accomplissement dont il s’agit est d’abord celui de l’homme, auquel Saint Basile confère une place centrale par ses évocations répétées, avant même son apparition. La question de la liberté humaine face à la création se pose ici à travers la chute ; c'est-à-dire, dans l’appréhension de la finitude, de la corruption et d’un retour au néant, conformément au cycle de la nature. Pour l’auteur, tout cela ne doit pas être compté au nombre des maux. Ainsi donc, le vivant côtoie le mortifère, partout et en toutes choses, parce que ces choses ne sont rien par elles mêmes. Les œuvres vivantes se révèlent à l’homme selon l’usage qu’il en fait : « les poisons ont paru avec les plantes nourricières, la ciguë avec le blé, l’ellébore, l’aconit, la mandragore et le jus de pavot avec le reste des plantes dont nous tirons notre vie » (Homélie 5). Les maux et les nuisances ne sont pourtant pas inhérents aux œuvres de Dieu, dont Saint Basile réaffirme sans cesse la bonté, mais ils semblent plutôt conditionnés par les perspectives humaines.
Dans l’homélie portant sur les productions de la terre, l’auteur place régulièrement l’homme dans le rôle d’un cultivateur, capable de corriger l’acidité de la grenade ou l’amertume de l’amande par ses soins. En cela, il insiste sur les responsabilités de l’homme face à la nature. Mais la notion de correction s’accompagne bien souvent d’un risque de déviance… Quant à la terre, Saint Basile associe sa perfection à sa fécondité. Au-delà des cultures terrestres, c’est toujours l’accomplissement de l’homme lui-même qui se reflète dans la croissance de la moindre brindille : « L’homme est une plante céleste » (Homélie 9). Et cette plante se trouve dans le même rapport avec Dieu, que la création avec l’homme. La nature fait alors office de miroir qui nous renvoie l’image de nos vertus et de nos fruits, comme de nos venins et de nos stérilités.
A ce sujet, l’évangile compare fréquemment l’homme à une semence, et les écritures abondent en métaphores végétales, qu’il s’agisse de l’olivier, du figuier, de la vigne, du blé, de l’ivraie… auxquels Saint Basile fait lui-même référence. Force est de remarquer que Dieu parle à l’homme au travers de sa création, et qu’il lui donne les moyens de s’y reconnaître.
Il n’est pas aisé de savoir dans quelle mesure la création a été modifiée par la chute. L’hexaëmeron décrit la nature telle qu’elle était au IVème siècle, et non pas telle qu’on se représente un Eden originel. Saint Basile fait toutefois des allusions à une beauté plus complète : « la rose était sans épine : l’épine a été ajoutée depuis à la beauté de cette fleur afin que la peine, pour nous, soit près du plaisir, et que nous puissions nous rappeler la faute qui a condamné la terre à nous produire des épines et des ronces » (Homélie 5). Dans l’évangile, la parabole du semeur donne aux ronces et aux épines la signification de « soucis du siècle et des séductions des richesses ». Les épines en question semblent donc correspondre à des tendances humaines, davantage qu’à une défectuosité subite dans l’ordre naturel.
De nos jours, il est fort malaisé de se reconnaître soi-même dans la contemplation de la nature. Au lieu d’un miroir, c’est maintenant un écran qui se dresse entre l’homme et la création, en toute opacité. Cet écran reçoit inlassablement nos projections de toutes sortes, et nous nous retrouvons prisonniers de nos propres images, sans accomplissement effectif.
A travers sa description des êtres animés, Saint Basile continue de faire référence à l’homme, avec tout l’éventail de ses facettes. La description des animaux, de leurs instincts et de leurs ruses, s’y accompagne de sentences morales. Bien qu’il n’y ait aucun rapport direct, on pense par association aux fables d’Esope ou de La Fontaine, voire même aux Caractères de La Bruyère… Au-delà de la condition humaine (préalablement reflétée dans le monde végétal), c’est donc la comédie mondaine qui semble transparaître dans la contemplation de la faune. Saint Basile nous donne à voir l’industrie des abeilles, le labeur des fourmis, la vanité du paon, la vindicte du chameau, la volupté de la poule, la loyauté du chien, la fidélité de la tourterelle, la cruauté du charognard, l’habileté du crabe pour venir à bout de l’huître, l’hypocrite dissimulation du polype, etc… La description qu’il en fait est particulièrement anthropomorphe, car ce sont toujours les vices et les vertus de l’homme qui sont illustrées derrière l’instinct. Dans cette optique, la nature semble sujette à une sorte d’éclatement dont chaque morceau serait une figure résiduelle. Ainsi, la restauration d’un Tout et d’une harmonie consciente correspondraient du même coup à un accomplissement total, via l’accomplissement de l’homme.
Dans une dixième homélie (apparemment controversée) portant sur l’origine de l’homme, Saint Basile évoque la dimension humaine en tant que microcosme. Cette idée se retrouve en filigrane dans son héxaëmeron. Il s’agit là d’une pensée que l’on retrouve également dans d’autres systèmes religieux et philosophiques, notamment dans l’hindouisme (avec la correspondance de l’âtman au brahman), ou dans le taoïsme (où l’homme est le réceptacle du Tao qui régule l’univers). Certes, ce sont là des systèmes qui ne se fondent pas toujours sur l’idée d’un dieu créateur et transcendant, mais plutôt sur une sagesse naturelle. Quoi qu’il en soit, Saint Basile décrit cette sagesse comme un attribut inhérent à la création. Il s’agit plus précisément de l’un des dons que Dieu lui a fait en la créant : « Au commencement, Dieu créa ; il (Moïse) ne dit pas enfanta, produisit, mais créa... Par ces mots, non seulement il veut donner une cause au monde, mais annoncer qu’un être bon a fait une chose utile, un être sage une chose belle, un être puissant une chose grande » (Homélie 1). Cela explique que certains animaux dépourvus d’esprit puissent être donnés en exemple par Saint Basile (et d’autres en contre exemple), alors même qu’ils ne sont conditionnés que par l’instinct.
L’exaltation d’une société humaine calquée sur la nature est particulièrement visible dans le passage où Saint Basile décrit le fonctionnement d’une ruche. Ses observations y sont très caricaturales, extrêmement anthropomorphiques et peu réalistes quant au rôle de la reine chez les abeilles, mais elles rendent bien compte de la valeur qu’il donne à l’ordre naturel par rapport à d’autres systèmes : « Leur roi n’est pas élu par le suffrage du peuple parce que l’ignorance du peuple élève souvent à la principauté le plus méchant homme ; il ne reçoit pas son autorité du sort parce que le caprice du sort confère souvent l’empire au dernier de tous ; il n’est pas assis sur le trône par succession héréditaire parce que trop ordinairement les enfants des rois, gâtés par la flatterie et corrompus par les délices, sont destitués de lumières et de vertus : c’est la nature qui lui donne le droit de commander à tous, étant distingué entre tous par sa grandeur, par sa figure, par la douceur de son caractère ». (Homélie 8).
Saint Basile reconnaît ainsi à la nature une sagesse propre, sans pour autant occulter l’esprit saint qui doit la vivifier. La distinction entre les notions de sagesse et de sainteté est si subtile qu’elle a sans doute entraîné quelques confusions d’usage, et la confrontation de certaines doctrines plutôt que leur complémentarité. La sagesse telle qu’elle était comprise dans le monde hellénique diffère de la sagesse liée à la Torah qui diffère elle-même des différents courants liés à la gnose, et ces différentes formes d’expression diffèrent évidemment de la sagesse en tant qu’ordre naturel. Mais là encore, nous pouvons constater l’universalité de telles notions, bien que sous des formes variées : dans la Chine ancienne, au IVème siècle avant Jésus Christ, Confucius, prononçait ces mots : « Je ne m’attends pas à trouver un saint aujourd’hui. Si je pouvais seulement trouver un sage, je m’en contenterais ».
Parmi tant d’images diverses, entre une philosophie naturelle, des préceptes divins et une action transcendante, à travers les responsabilités et les abus de l’homme, tentons maintenant de retrouver une perspective d’unité.
III. METAMORPHOSES ET UNITE
Dans un monde naturel où la matière se régénèrerait elle-même, de façon neutre et automatique, il n’y aurait pas de place pour un Dieu créateur, et l’accomplissement des êtres correspondrait seulement à leur maturité ou à leurs productions. Or, Saint Basile évoque un univers qui ne saurait s’auto suffire. Toute la problématique de son discours réside dans la communion de la création et de l’esprit Saint ; c'est-à-dire, dans la transfiguration de toutes choses par Dieu. Cette idée n’est pas toujours exprimée de façon très claire. Les différents degrés d’évolution spirituelle, les transformations sensibles de la nature et l’annonce de la résurrection sont abordés les uns après les autres comme de petites esquisses, sans développement approfondi.
Dans un premier temps, Saint Basile pose l’hypothèse d’un monde qui n’acquérrait sa forme et sa visibilité qu’à travers le regard de l’homme : « La terre est appelée invisible pour deux raisons : ou parce que l’homme n’existait pas encore pour la contempler, ou parce qu’étant inondée par les eaux, elle ne pouvait être aperçue » (Homélie 2). Certes, il préfère retenir la seconde proposition, mais la pensée d’un monde qui se révèle dans le regard de celui qui le contemple est pourtant ébauchée. Saint Basile prend encore une fois le parti de la simplicité, et n’aborde que vaguement la réalisation complète des choses créées, sans doute parce que « tout ce qui tombe sous nos sens est si admirable que l’esprit le plus pénétrant n’est pas en état d’expliquer le moindre des objets qui sont dans le monde » (Homélie 1). Il use plus volontiers d’images sensibles et directement accessibles à l’entendement : « Songez à ce qu’on rapporte du ver à soie qui, étant d’abord une espèce de chenille, devient chrysalide avec le temps, et ne tarde pas à quitter cette forme pour prendre les ailes d’un papillon (…) prenez de là une idée sensible de la résurrection et croyez les changements que Paul nous annonce à tous » (Homélie 8).
Malheureusement, ce type d’image ne met pas l’accent sur l’intériorité, si ce n’est par petites touches allusives…
Outre les différents niveaux de perceptions et les transformations naturelles, il existe une autre sorte de métamorphose, à la fois liée aux unes et aux autres. Cette dernière est inhérente à l’histoire de l’homme et à ses paradigmes successifs. En effet, l’hexaëmeron de Saint Basile appartient à une époque et se pose dans un cadre daté. Les raisonnements qu’il mène et la perception qu’il a du monde sont eux-mêmes soumis à des courants de pensée temporels et fluctuants.
L’auteur parle toutefois avec autorité, et adopte une position combative vis-à-vis des idées divergentes. Les homélies sont criblées d’attaques contre les apôtres de l’erreur, les philosophes du paganisme, les juifs, les hérétiques, les ennemis de la vérité ou autres fous… Ce genre d’attitude n’est pas propre à Basile en particulier, mais il y a là quelque chose de choquant et de désagréable dans ces attaques ou ces « querelles d’écoles ». D’une part, certaines doctrines erronées ou condamnées (comme celle des manichéens) se sont malgré tout distillées dans les consciences, de façon indirecte et pernicieuse, parce qu’elles correspondaient à des dualités intimes. Et d’autre part, il est malaisé de défendre une Vérité immuable en adoptant soi-même des formes corruptibles. Sans doute faut-il savoir relativiser chacune des images que nous empruntons, chacun des mots dont nous usons, parce que l’Esprit ne se laisse pas enfermer dans la Lettre…
L’hexaëmeraon de Saint Basile a surtout de la justesse lorsqu’il évoque la beauté de la création, la responsabilité de l’homme, et l’absence de mal inhérent aux œuvres de Dieu. C’est pourquoi il est dommage de le voir manquer de patience dans sa façon de corriger les erreurs de ses contemporains. Cette tradition de la condamnation et de la division a fort peu de rapport avec le message évangélique (cela dit en passant…). Saint Basile s’emploie néanmoins à montrer l’unité, la cohérence et l’harmonie d’un univers créé en vu d’un accomplissement. Or, qu’en est- il aujourd’hui ?
Si la nature est belle et bien conditionnée par le regard que l’homme porte sur elle, elle se voit mondialement réduite à l’état de marchandise. Jamais exploitation ne fut plus générale et forcenée. Il est fort possible que la désacralisation de la nature ait mis l’accent sur son utilitarisme, et ait ainsi contribué à cette situation. Le monde fonctionne effectivement de manière auto suffisante, et les notions de production correspondent au seul accomplissement possible. Il est pourtant permis de se montrer optimiste, car les abus de l’homme lui fournissent plus que jamais l’occasion de prendre conscience de ses responsabilités.
Pour reprendre l’image de Saint Basile quant aux transformations annoncées, nous pouvons nous figurer que le monde se trouve actuellement dans l’état d’une chrysalide, ayant déjà abandonné sa forme passée, ses cadres et ses repères, mais n’ayant pas encore acquis sa forme nouvelle. Bien que les églises institutionnelles n’aient pas particulièrement d’impact sur l’ordre du monde, il existe un véritable approfondissement des esprits, et une prise de conscience authentique, même en dehors de tout cadre. Certes, il y a aussi beaucoup d’angoisse et d’égarement mais, malgré les voies dérivatives, le désespoir et le cynisme, il n’est pas exclu que chacun retrouve lui-même le chemin de son accomplissement, du fait même de la nécessité.
Saint Basile évoquait dans sa neuvième homélie, les difficultés éprouvées par l’homme pour se connaître lui-même. Rien n’est pourtant plus essentiel à l’achèvement de la création. Saint Basile évoque également dans cet hexaëmeron le peu de valeur que nous attribuons aux choses que nous obtenons trop facilement. Ainsi, il se pourrait que notre monde de production et de consommation effrénées nous renvoie lui-même l’image de notre vide, et redevienne pour nous cette école où l’esprit peut s’instruire. Les modifications du temps et des sociétés, le renouveau de l’œil porté sur la nature et les métamorphoses de l’âme pourraient être le cheminement effectif de l’homme vers son union au divin.
CONCLUSION
Nous n’avons pas passé en revue tous les objets divers que Saint Basile détaille dans son hexaëmeron et dont il s’émerveille, mais nous avons mis en lumière l’hommage qu’il rend à la création. Ses homélies sont l’occasion d’un vaste déploiement qui va des eaux souterraines jusqu’aux strates de l’invisible, en passant par tout ce qui vit, rampe, germe et chante…
Le dogme de la création y est défendu avec éloquence, et c’est là le fondement de son exégèse. Ainsi, nous avons vu que l’univers recèle un sens, une cause et une unité, mais que cette harmonie n’est pleinement effective que par l’esprit et l’accomplissement.
Saint Basile a beaucoup insisté sur les empreintes que Dieu a laissées dans la nature, et qui permettent de connaître l’ouvrier à partir de ses œuvres. Nul autre que l’homme n’est capable de les décrypter, et les homélies nous rappellent à quel point nous vivons dans une réelle interdépendance avec les moindres des éléments. Un tel discours inscrit l’anthropologie au cœur même de la cosmologie.
La fin de l’hexaëmeron a pourtant un caractère inachevé. L’annonce de la création de l’homme, si longtemps préparée, demeure en suspens, et l’homélie se termine sur des considérations démonstratives quant à la trinité, et quelques attaques contre l’hérésie… Evidemment, l’image de l’homme est omniprésente dans le discours de Saint Basile, mais uniquement par rapport et par association. Or, cette mise en suspens de la question humaine est sous doute la plus jolie (et la plus juste) façon d’achever ces homélies ; c'est-à-dire, en laissant la question ouverte.